Le Goff, Jacques: Emmanuel Mounier d’hier à aujourd’hui. L’actualité d’une pensée. Entretiens avec Jean-Yves Boudehen.

Le Goff, Jacques: Emmanuel Mounier d’hier à aujourd’hui. L’actualité d’une pensée. Entretiens avec Jean-Yves Boudehen.

Presses universitaires de Rennes, Rennes 2021, 222 pp.

Dans l’introduction, l’auteur de ce livre, Jacques Le Goff, président actuel de l’Association des Amis d’Emmanuel Mounier dont le but est de garder et de répandre l’héritage du philosophe français, explique clairement le motif de cette publication. Il déplore – comme tous ceux qui apprécient Mounier – que l’homme et l’œuvre sont largement inconnus ou méconnus. Ce philosophe radical est classé dans des catégories étroites et inappropriées comme “publiciste” ou “essayiste”, “philosophe impure”, “philosophe chrétien”, même entre les professeurs de philosophie en France. Remédier à ces lacunes en montrant qu’il s’agit d'”une ressource de première grandeur à la fois pour alimenter les existences individuelles et collectives, et pour fonder philosophiquement une alternative à notre crise de civilisation sans doute plus radicale encore que celle des années 1930″ (p. 10) où cette œuvre a pris son origine est l’intention du professeur émérite de Droit public qui révèle qu’il regarde vers une cinquantaine d’année de compagnonnage régulier avec cette œuvre. Sous la forme d’entretiens avec un ami, professeur de philosophie, stimulant de sa réflexion, il invite le lecteur dans un ton familier et animé à son propos illustré avec de nombreuses citations pertinentes. Pour garder ce style fluide il a renoncé à indiquer en note les sources, et il s’en excuse sachant bien les désavantages. L’auteur présente son sujet en deux parties qui se complètent mutuellement.

La première partie, Mounier hier – une vie, une œuvre, 1905-1950, orientée vers le passé, retrace sa vie et le développement de son œuvre en cinq étapes. Dans cet “essai biographique” l’auteur souligne avec force: l’intérêt pour la thématique de la personne est apparu chez Mounier très tôt, bien plus tôt que ses premières publications; œuvre et vie montrent une “impressionnante unité” (p. 11); un engagement révolutionnaire est à l’œuvre, radical dans le sens le plus profond, visant une révolution enraciné sur le plan spirituel et le plan des valeurs; Mounier ne s’est jamais considéré comme “philosophe chrétien”, mais comme philosophe et, de surcroît, comme chrétien, et la revue Esprit n’a jamais voulu être une revue catholique ou chrétienne mais une revue laïque et pluraliste; il était résolument antifasciste et un “Résistant de la première heure” (p. 65) qui a travaillé inlassablement pour une nouvelle civilisation d’après guerre. Le lecteur apprend quelques nouvelles connaissances acquises grâce aux travaux en cours sur les Œuvres complètes.

La deuxième partie, Mounier aujourd’hui – l’actualité d’une œuvre, orientée vers le présent et le futur parcourt cinq secteurs en montrant les positions de Mounier et celles d’auteurs actuels qui sont inspirés par Mounier ou vont dans la même ou dans une direction similaire: inverser le primat de l’économie sur l’homme; l’écologie comme redécouverte des communs; une culture de l’homme qui surmonte l’individualisme; une éthique, respectivement une bioéthique, qui garde le sens de la dignité humaine, de l’inséparable unité “corps et âme” de l’être humaine et, partant, ne permet pas la classification du corps humain comme propriété, objet disponible, marchandise, biocapital; une politique qui ne se considère pas comme une fin en soi et l’exercice d’une domination sur autrui, mais comme un service à l’homme et l’humanité, illustré par le style de politique, entre autre, de Jacques Delors. Ce chapitre a le grand mérite de nommer une grande quantité d’auteurs et d’œuvres qui facilite au lecteur d’entrer dans ces champs de réflexion. L’auteur évolue surtout dans le contexte français, et on aurait pu choisir d’autres secteurs. Mais cela ne s’avère pas être un défaut car la discussion française est certainement une des plus avancées et partout ressortent la profondeur de la position de Mounier autant que celle de la crise de civilisation:

“{…] la grande question de la démocratie du XXIe siècle est de savoir ‘comment résoudre le problème de la liaison entre l’économique et le social et comment reconstituer le lien social?'” (p. 196). “Il est remarquable que les LGBT et les transhumanistes fassent cause commune. De même avec le néo-libéralisme dans une commune exaltation de l’individu-roi pleinement maître de son destin. […] Dans tout cela, nulle trace de la vie intérieure, lieu géométrique de l’humanitude. Un horizon du possible tout simplement glaçant. […] un processus de dénaturation de l’humanité en l’homme” (p. 178s.). Ou citant Mounier: “L’homme va-t-il sombrer dans une médiocre satisfaction bourgeoise ou prendre appui sur cette libération matérielle pour un nouvel essor spirituel?” (p. 218).

Ce livre est aussi utile pour ceux qui ne connaissent pas Mounier que pour ceux qui sont familiers avec lui – pour tous ceux qui cherchent une philosophie humaine pour construire le demain.